Sat, 31 Dec 2022 in Refuge: Canada's Journal on Refugees
Classe sociale et contexte d’asile : les parcours d’exil de réfugié.es syrien.nes réinstallé.es au Canada
Abstract
This article mobilizes a Bourdieusian approach for analyzing the influence of social class on the exile pathways of 20 Syrian government assisted refugee (GARS) families who arrived in Canada between 2015 and 2016. Our results demonstrate the existence of heterogeneity in premigratory class positioning within the Syrian GARS category, specifically with respect to the ability to mobilize and convert various types of capital (economic, social and cultural) to access migration out of Syria while staying in the different asylum contexts of Turkey, Lebanon and Jordan.
Résume
Cet article mobilise une approche bourdieusienne afin d’interroger l’influence de la classe sociale sur les parcours d’exil de 20 familles réfugiées syriennes prises en charge par le gouvernement canadien (RPG) et arrivées au Canada entre 2015 et 2016. Nos résultats démontrent l’existence d’une hétérogénéité quant au positionnement de classe prémigratoire au sein de la catégorie des RPG syrien.nes, plus particulièrement en ce qui a trait à la possibilité de mobiliser et de convertir divers types de capitaux (économique, social et culturel) pour accéder à la migration hors Syrie et lors du séjour dans les différents contextes d’asile turc, libanais et jordanien.
Main Text
INTRODUCTION
Au cours des dix dernières années, près de 13,4 millions de Syrien.nes furent contraint.es de fuir leur lieu de résidence afin d’échapper à la guerre et à la destruction.10 Alors que la majorité d’entre eux furent déplacé.es à l’intérieur de la Syrie, 5,6 millions se sont dirigé.es vers les pays voisins, notamment la Turquie, le Liban et la Jordanie (Operational Data Portal, ). En réponse à la crise humanitaire syrienne, le Canada lança en novembre 2015 le Plan d’opération pour la Syrie, visant la réinstallation de 25 000 réfugié.es syrien.nes sur son territoire. En date du 31 janvier 2021, on comptait 44 620 réfugié.es syrien.nes réinstallé.es au Canada (Immigration Refugees Citizenship Canada, ). À ce jour, de nombreuses études ont documenté et analysé les profils sociodémographiques (Al-Kharabsheh et al., 2020; Hanley et al., 2018; Kaida, Hou, & Stick, 2020), les processus d’installation (Hamilton, Veronis, & Walton-Roberts, 2020; Operational Data Portal, ; Oudshoorn, Benbow, & Meyer, 2020) et les différentes dynamiques d’intégration des réfugié.es syrien.nes réinstallé.es au Canada (Hanley et al., 2018; Haugen, 2019; Hynie et al., 2019; Walton-Roberts, Veronis, Blair, & Dam, 2020). Néanmoins, bien que la sélection pour une réinstallation au Canada soit faite dans un premier pays d’asile, souvent plusieurs années après que les personnes réfugiées y aient trouvé refuge (Hyndman & Giles, 2016), nous ne disposons que de très peu d’informations sur ces expériences prémigratoires et les parcours d’exil ayant précédé leur arrivée au Canada. Or, comme le soulignent certaines autrices, ces expériences préalables peuvent avoir une incidence déterminante sur les parcours d’intégration et d’insertion des personnes admises en tant que réfugié.es au Canada (Hynie et al., 2019; Pearlman, 2020).
Les parcours d’exil des personnes réfugiées se déploient à l’intersection d’une foule de facteurs structuraux et identitaires. Sur le plan structurel, des études se sont intéressées à l’influence des politiques nationales, subnationales et internationales sur les expériences d’exil ; (Baban, Ilcan, & Rygiel, 2017; Ilcan, Rygiel, & Baban, 2018; Sanyal, 2018) aux pressions néolibérales dans un marché du travail mondialisé (Bélanger & Saraçoğlu, 2020; Lenner & Turner, 2019); ou encore au déploiement de dispositifs humanitaires dans la gestion et la réception des populations en exil (Ritchie, 2018; Turner, 2021). D’autres travaux ont documenté l’influence, autonome ou croisée, du genre, de la race, de l’âge, de la religion ou de l’orientation sexuelle dans la modulation des expériences d’exil dans les pays d’accueil, de transit et de réinstallation (Bajwa et al., 2018; Canefe, 2018; Dağtaş, 2018; Gowayed, 2019; Gowayed, 2020; Kivilcim, 2017; Lokot, 2018; Myrttinen, Khattab, & Maydaa, 2017; Wringe et al., 2019). Au côté de ces travaux, certaines autrices ont souligné le manque d’analyses de classe dans l’étude des parcours d’exil de réfugié.es (Hear, 2014; Operational Data Portal, ; Pearlman, 2020). Van Hear (2006) trait à cet effet l’importance de réinvestir la classe sociale comme angle d’analyse dans l’étude des réfugié.es et de la migration forcée, les trajectoires migratoires s’avérant selon lui fonction du profil socioéconomique des migrant.es. En continuité avec cette idée, cet article interroge l’influence de la classe sociale sur les parcours d’exil de réfugié.es syrien.nes pris en charge par le gouvernement (RPG) et arrivé.es au Canada entre 2015 et 2016. Cette étude a pour spécificité d’explorer les disparités de classe au sein d’une même catégorie (RPG), de manière à complexifier les analyses traitant des disparités entre les différentes catégories (Réfugié.es parrainé.es par le secteur privé (RPSP) ; RPG). Cette distinction est au cœur de l’étude étant donné que l’absence actuelle d’analyses intracatégories suppose une homogénéité au sein des différents groupes de réfugié.es réinstallés au Canada et pose le risque d’influencer à tort l’analyse subséquente des diverses trajectoires d’insertion de ces derniers.
L’entrée en vigueur de la loi sur l’immigration et la protection des réfugié.es au Canada (LIPR) en 2002 marquait un tournant en ce qui a trait aux objectifs du programme de réinstallation des réfugié.es au Canada. La sélection, précédemment axée sur la capacité d’intégration des individus, fait désormais place à une mission de protection et d’assistance des plus vulnérables. Alors que les RPSP peuvent être nommé.es par un membre de leur famille résidant au Canada ou par des organisations confessionnelles, la sélection des RPG est fonction de leur vulnérabilité, évaluée dans les premiers pays d’accueil selon les critères du HCR. En ce sens, tout comme pour les cohortes de réfugié.es précédentes, les RPG et les RPSP présentent certaines disparités. Les RPG syrien.nes affichent un plus bas niveau d’éducation, une plus faible connaissance des langues officielles, se composent de familles plus nombreuses et ont en moyenne séjourné deux fois plus longuement dans un premier pays d’accueil que leurs analogues parrainé.es au privé (Hynie et al., 2019). Ces disparités intercatégories indiquent l’importance de prendre en considération les caractéristiques prémigratoires lors de la comparaison des processus d’intégration pour les différentes catégories de réfugié.es (Hynie et al., 2019). Or, cet article démontre que ces disparités doivent être étudiées non seulement entre les catégories d’admission, mais également au sein même de ces dernières. Considérant que l’étiquette « les plus vulnérables » utilisée pour sélectionner les RPG à l’étranger suggère un large éventail de possibilités — vulnérable à quoi (Clark, 2007) —, et que le renforcement ou la modification des dynamiques de classe propres à une situation donnée, en fonction des contextes d’asile, de la durée des déplacements et des aspirations subséquentes ne peuvent être démontrées que par des enquêtes empiriques (Hammar, 2014), nous avons choisi d’explorer les disparités possibles au sein même de la catégorie des RPG. Notre analyse se base sur vingt récits de vie de familles syriennes réinstallées dans la Ville de Québec entre 2015 et 2016.
Nos résultats démontrent l’existence d’une hétérogénéité quant au positionnement de classe prémigratoire au sein de la catégorie des RPG, plus particulièrement en ce qui a trait à la possibilité de mobiliser et de convertir divers types de capitaux (économique, social et culturel) pour accéder à la migration et lors du séjour dans un premier pays d’accueil. Notre étude démontre l’influence de la structure globale de capitaux des familles sur leurs parcours d’exil, notamment sur les modalités de la fuite, le choix d’une destination et les conditions de vie dans le premier pays de refuge. Notre analyse de classe est située dans les différents contextes d’asile turc, libanais et jordanien, de manière à moduler l’importance des différents capitaux ; la capacité de convertir ces derniers se trouvant à l’intersection du positionnement de classe et des structures d’accueil nationales. Les prochaines sections présentent :
- une revue de la littérature traitant de migration et classe sociale ainsi que le cadre conceptuel utilisé dans le cadre de cette étude;
- la méthodologie employée et la présentation des participants;
- une mise en contexte des différentes structures d’accueil nationales libanaises, turques et jordaniennes;
- et les résultats de l’étude qui démontrent l’hétérogénéité des expériences d’exil en fonction de la capacité à mobiliser et convertir divers types de capitaux, lors de l’entrée dans l’exil et au sein des différents contextes d’accueil.
REVUE DE LITTÉRATURE ET CADRE CONCEPTUEL
Les analyses de classe réalisées dans le champ de la migration forcée permettent, une fois les destinations atteintes, d’aborder la question des inégalités socioéconomiques et de la mobilité sociale (, 2013; Bidet, 2018; Castles & Kosack, 1973; Cohen, 1988; Hanley et al., 2018; Oliver & Reilly, 2010; Operational Data Portal, ; Però, 2014; Portes, 2010). Or, en amont de cette (ré)installation, l’influence des distinctions socioéconomiques est également déterminante. Certaines études démontrent que le point de départ pour les personnes exilées intégrant une société d’accueil est souvent fonction du profil socioéconomique prémigratoire des individus (Hear, 2006; Kleist, 2010; McSpadden, 1999). Une littérature ancrée dans une approche féministe intersectionnelle met en avant la diversité présente au sein même des populations exilées, notamment en ce qui a trait à la classe sociale et au genre. À cet effet,Ayoub (2017) démontre le lien entre l’émancipation des femmes syriennes réfugiées en Égypte et leur position socioéconomique ; l’accès au logement dans des quartiers riches ou pauvres permettant ou non une émancipation, en raison de l’accès possible au centre-ville du Caire et de ses opportunités sociales et d’emploi. D’autres auteurs illustrent comment les conceptions des masculinités spécifiques aux différentes appartenances de classe influencent les trajectoires migratoires des hommes, leurs stratégies ainsi que leurs motivations futures (Prothmann, 2018; Sinatti, 2014). Certaines études démontrent pour leur part que les stéréotypes raciaux concernant les réfugié.es sont également modulés par la classe sociale. Cette question est notamment abordée à travers l’exemple du traitement différencié des entrepreneurs syrien.nes et des réfugié.es africain.es en Jordanie (Turner, 2020) ; la désirabilité ainsi que la vulnérabilité des migrant.es étant fonction d’une appartenance de classe dans les États néolibéraux (Rajaram, 2018). Conformément à cette idée,Turner (2015) démontre que la mise en camp des réfugié.es syrien.nes en Jordanie et au Liban est, entre autres, corollaire de la classe sociale ; les marchés du travail des différents États ayant des besoins de main-d’œuvre (qualifiée versus non qualifiée) distincts.
Notre analyse de l’influence de la classe sociale sur les parcours d’exil de réfugié.es syrien.nes réinstallé.es au Canada s’inscrit dans une perspective bourdieusienne. La contribution de Pierre Bourdieu à la théorie des classes sociales consiste à appréhender le positionnement dans l’espace social selon des rapports de domination, en fonction de la capacité des individus à mobiliser des quantités distinctes de capitaux — économique, social, culturel et symbolique — afin de s’emparer d’un enjeu spécifique. Dans le contexte de migration en temps de conflit, cet enjeu est entre autres représenté par la capacité à atteindre une destination sécuritaire ou désirable. En fonction de leur volume global de capitaux et de la structure de ce dernier, c’est-à-dire du poids relatif des différents types de capitaux détenus, les individus occupent des positions différentes dans l’espace social. En plus de leur répartition inégale et de l’importance relative des divers types de capitaux, Bourdieu souligne la possibilité pour les individus de convertir un type de capital vers un autre, lorsque ce dernier s’avère plus profitable à la défense de leurs intérêts (Bourdieu & Wacquant, 1992). Ce principe de conversion s’avère très utile dans l’étude des migrations puisqu’il permet de comprendre, par exemple, comment des individus disposant d’un très faible capital économique arrivent, via la conversion de leur capital social (réseaux) à accéder à la mobilité (Bréant, 2015; Elrick & Winter, 2018; Kim, 2018; Kofman, 2018).
Plusieurs études s’intéressent à l’importa- nce individuelle de certains types de capitaux, notamment, au rôle du capital social ou du capital économique lors de la construction des parcours migratoires ou de l’installation dans un pays de destination. Ces études traitent notamment de l’importance du réseau pour accéder au logement ou à l’emploi, ou encore des possibilités d’intégration en fonction de la capacité d’investissement des réfugié.es (Şimşek, 2020). Certains auteurs signalent la pertinence de cette approche de classe par capitaux pour l’étude de la migration forcée et des réfugié.es. Pour Van Hear (2014), le bien-fondé de cette approche réside dans l’accroissement des restrictions structurant le régime migratoire actuel qui entraîne une hausse des coûts de la migration et, partant, une augmentation conjointe de l’importance du profil socioéconomique des individus pour accéder à la mobilité. Les destinations atteintes par les migrant.es seraient ainsi fonction de leur capacité à mobiliser différents types de capitaux ; le gradient de précarité socioéconomique des individus se reflétant dans une hiérarchie des destinations à atteindre. Introduire les inégalités de classe dans l’analyse de la dynamique des migrations internationales permet de mettre à jour la pluralité des ressources mobilisables par les migrant.es (forcé.es ou non) en réponse à ces politiques migratoires de plus en plus sélectives (Bourdieu, 1986).Bracking (2003) ajoute en ce sens que l’attention considérable portée aux personnes vulnérables dans le champ d’études de la migration forcée nous fait perdre de vue l’existence et l’expérience des mieux nanti.es.Pearlman (2020) s’intéresse à l’interaction entre la classe sociale des réfugié.es en amont de leur exil et les différents types d’engagements proposés par l’Allemagne et la Turquie dans leur accueil des réfugié.es syrien.nes. Cette étude permet de complexifier les dynamiques de mobilité ascendante et descendante une fois installé.e dans un pays d’accueil ainsi que les dynamiques migratoires propres aux différents profils socioéconomiques. Cette relation entre contexte d’accueil et classe sociale est également abordée par (Bélanger, Ouellet, & Saraçoğlu, 2021) dans une étude croisant les expériences d’exil d’hommes et de femmes syrien.nes réfugié.es en Turquie et au Liban, de manière à démontrer l’importance relative des divers types de capitaux composant la classe sociale des individus et leur mobilisation possible ou non en fonction des différents contextes d’asile. Similairement,S (2020) analyse les expériences d’exil et les stratégies de survie mises en place en milieu urbain turc et leur modulation en fonction du genre, de la race et de la classe. Cette étude participe à la déconstruction des représentations homogènes des réfugié.es comme victimes passives (Agier, 2006; Operational Data Portal, ), en exposant les stratégies de survie propres aux interactions entre les ressources mobilisables par les réfugié.es et les relations de pouvoir genrées, raciales et classistes.
En insistant sur l’importance des profils socioéconomiques prémigratoires, sur les contextes de réception et les rapports de pouvoir structurant les sociétés d’accueil, ces études permettent de réitérer la pertinence d’une approche de classe bourdieusienne, qui permet de mettre au jour les distinctions sociales en vertu d’expériences passées et de contextes changeants. Notre étude, en complexifiant les analyses de classe propre au contexte canadien grâce à l’analyse intracatégorie des dynamiques de classe, s’inscrit dans cette démarche, et pose pour ce faire la question suivante : comment l’accès à divers types de capitaux façonne-t-il les parcours et les expériences d’exil de familles syriennes RPG et réinstallées au Canada après avoir séjourné au Liban, en Turquie et en Jordanie ?
MÉTHODOLOGIE
Une série d’entretiens (20) a été réalisée entre janvier 2017 et avril 2017 avec des RPG syrien.nes réinstallé.es entre novembre 2015 et décembre 2016 dans la Ville de Québec. Le contact avec les participants a été établi via l’implication bénévole de la chercheuse principale au Centre multiethnique de la ville de Québec ; organisme responsable de l’accueil et de l’installation des RPG dans la capitale nationale. Les rencontres, d’une durée d’environ 90 minutes, ont eu lieu en personne au domicile des participant.es, principalement situé dans la banlieue adjacente à la ville de Québec. Les récits furent collectés à l’aide d’un interprète agissant également à titre d’intermédiaire pour faciliter le contact avec les différentes familles et constituer notre échantillon. La recherche fut approuvée par le Comité d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université Laval et toutes les mesures furent mises en place pour assurer la libre participation et le respect des participant.es. Le récit de vie fut choisi comme méthode de collecte de données lors des entretiens. Les entretiens furent orientés de manière à cibler préférentiellement certains segments de la vie des individus.
La première section de l’entretien consistait à demander aux familles rencontrées de raconter leur vie en Syrie avant l’éclatement du conflit. Cette section visait en définitive à cerner la situation initiale de la famille avant son entrée dans l’exil et à faire l’état des ressources et capitaux accessibles. L’information recueillie dans cette section a permis, lors de l’analyse, de mettre en relation les expériences pré et post-conflit dans les parcours d’exil et d’examiner les conditions et expériences d’asile dans les pays frontaliers en fonction d’une position sociale initiale plus ou moins précaire. Les trois principaux types de capitaux observés et utilisés lors de cette mise en relation se déclinent comme suit : capital économique (lieu d’origine ; métiers occupés ; lieu et type d’habitation en Syrie) ; capital culturel (niveau d’éducation et métier ; passe-temps ; habitudes migratoires préconflit) ; et capital social (migration interne suite à l’éclatement du conflit ; réseaux en Syrie et dans le pays d’accueil ; soutien effectif des réseaux ; présence de réseaux ailleurs dans le monde ; expérience de travail et de tourisme à l’étranger) (Table 1).
La seconde section concernait l’entrée dans la migration et l’expérience d’asile dans le premier pays d’accueil. Les thèmes abordés portaient sur l’expérience de la guerre en Syrie, notamment les stratégies de survie lors de cette période ; les déplacements internes ayant précédé le départ vers un autre pays ; le choix du pays d’accueil ; les modalités de départ vers ce pays ; le passage de la frontière ; l’accès au logement, au travail, à l’éducation et aux services de santé ; les réseaux ; les temps libres ; le statut légal ; la discrimination ; la circulation à l’intérieur et à l’extérieur du pays ; le processus d’enregistrement auprès du HCR ; et le processus d’accès à la réinstallation. Enfin, la dernière section concernait l’arrivée et la première année au Canada et visait à cerner la situation actuelle des familles dans leur nouveau pays d’accueil. Cette section fera l’objet d’un prochain article.8
Au sein de notre échantillon, six familles étaient originaires de petites villes comptant moins de 80 000 habitants (Nawa, Talbiseh, Sedra, Kfar Zeit, Deraa), deux habitaient une ville moyenne de 200 000 habitants (Raqqa) une résidait en banlieue d’Alep et dix autres dans les principaux centres urbains du pays (Alep, Damas, Homs et Lattaquié). Six des chefs de famille avaient terminé leur 6e année et sept leur 9e année, trois autres avaient complété le collège et un détenait une formation universitaire en comptabilité. Avant de quitter le pays, ces derniers travaillaient soit comme chauffeur, ouvrier, boulanger, cuisinier, agriculteur, entrepreneur, libraire, comptable ou fonctionnaire. Du côté des femmes, trois d’entre elles avaient commencé une formation au collège, quatre avaient complété la 9e année, une la 8e, deux la 7e, quatre la 6e année et cinq autres n’avaient soit pas complété ou jamais commencé leur scolarité primaire. L’ensemble de ces femmes ne travaillait pas à l’extérieur avant la guerre. Neuf familles habitaient toujours au domicile des parents, alors que dix possédaient une maison individuelle. La moitié des ménages comptait six membres ou moins, les autres dénombrant pour leur part huit à onze personnes. Les passe-temps mentionnés par certaines familles comprenaient des visites chez la famille proche et les amis, des pique-niques et des voyages en province ou à la ferme. Environ la moitié des familles a mentionné passer trop d’heures au travail pour avoir des passe-temps ou avoir le temps et l’argent pour voyager. En ce qui concerne la migration préconflit, douze des neuf familles avaient préalablement voyagé hors de la Syrie à des fins de travail (Liban, Jordanie, Irak, Algérie, Grèce, Arabie Saoudite) ou de voyage (Jordanie, Arabie Saoudite, Liban, Turquie).
Enfin, treize familles avaient effectué des déplacements internes à l’éclosion du conflit (séjours dans la famille proche ou indépendants) avant de quitter pour la Turquie, le Liban ou la Jordanie. Bien qu’une répartition classique par classe n’ait pas fait l’objet de la présente étude, il est possible de regrouper les différentes familles en deux principaux groupes, soit des groupes présentant, en vertu des différentes composantes de capitaux (Table 1), une structure globale de capitaux plus ou moins mobilisables en contexte d’exil. Les deux groupes se déclinent comme suit : Familles détenant des capitaux faiblement mobilisables en contexte d’exil : 1 ; 2 ; 4 ; 5 ; 6 ; 16 ; 17 ; 18 ; 20 (Table 2); et Familles détenant des capitaux fortement mobilisables en contexte d’exil : 3 ; 7 ; 8 ; 10 ; 11 ; 12 ; 14 ; 15 (Table 3). Les familles 9 ; 13 ; 19 présentent une structure médiane (Table 4).
CONDITIONS D’ASILE DANS LES PREMIERS PAYS D’ACCUEIL
Des 5,6 millions d’exilé.es hors de la Syrie se trouvant dans la région du Sud-est méditerranéen, 3,7 millions ont cherché refuge en Turquie, 855 000 au Liban et 666 000 en Jordanie. Les contextes de réception des trois principaux pays hôtes présentent des caractéristiques semblables et divergentes. Le Liban et la Jordanie n’ont pas ratifié la Convention de 1951 et le Protocole de 1967 régissant le droit d’asile, et bien que la Turquie soit signataire, elle maintient une limitation d’ordre géographique, ne reconnaissant le statut de réfugié.e qu’aux ressortissant.es des États membres du Conseil de l’Europe. Les politiques d’asile régissant l’entrée et le traitement des ressortissant.es syrien.nes sur ces trois territoires sont donc le fruit de politiques nationales développées indépendamment (Turquie) ou en étroite collaboration (Liban, Jordanie) avec le HCR (Kagan, 2011). Bien que des camps officiels furent ouverts en Turquie et principalement en Jordanie, où la majorité des réfugié.es ont transité par le camp de Zaatari, la grande majorité des déplacé.es sont installé.es en milieux urbains ou ruraux, hors des campements officiels, dans des habitations formelles ou informelles. En dépit de leurs politiques d’accueil spécifiques, la Turquie, le Liban et la Jordanie ont maintenu lors des premières années du conflit syrien une relative ouverture de leurs frontières face aux arrivées syriennes, considérant ces derniers comme des « invités » (Turquie et Jordanie), ou comme des visiteurs (Liban). Par la suite, la prolongation du conflit ainsi que l’augmentation du nombre de ressortissant.es syrien.nes cherchant à quitter la Syrie menèrent à une fermeture progressive des frontières des trois pays hôtes à partir de l’année 2014. Les trois pays se distinguent principalement sur les questions du statut, de l’accès au marché du travail et de l’accès aux services. En Turquie, les invité.es syrien.nes bénéficient d’une protection temporaire leur permettant d’accéder au travail — en dépit de cette politique, la majorité des emplois sont informels et très précaires — à l’éducation et aux soins de santé (Bélanger et al., 2021). Mentionnons que sous le système de protection temporaire, les réfugié.es sont assigné.es à une ville de résidence, ce qui limite fortement leur possibilité d’accéder à l’emploi et que tous ne parviennent pas à bénéficier du statut d’invité.e sous le régime de protection temporaire. Le Liban pour sa part ne reconnaît pas le statut de réfugié.e pour les ressortissant.es syrien.nes, mais tolère sur son territoire les Syrien.nes s’étant enregistré.es au HCR avant l’arrêt complet des procédures en 2015, ainsi que les Syrien.nes considéré.es comme travailleurs et travailleuses migrant.es via le système de parrainage (Kafala). Étant donné les hostilités grandissantes face à la présence des réfugié.es syrien.nes dans le pays, l’accès aux soins ou à l’éducation est devenu, au fil des années, de plus en plus restreint. Enfin, la présence des travailleurs migrants étant établie de longue date dans le pays, l’accès au marché du travail informel demeure relativement aisé, toutefois, dans des conditions d’exploitation et de grande précarité. Enfin, en Jordanie les réfugié.es syrien.nes sont considéré.es comme des migrant.es temporaires et ne bénéficient d’aucune protection spécifique. L’installation hors camp est possible uniquement pour les réfugié.es disposant d’un garant (kafil) jordanien, ce dernier ne permettant toutefois pas d’accéder à un permis de travail (Doraï, 2015). Depuis 2016, une nouvelle réglementation permet aux réfugié.es syrien.nes d’obtenir plus facilement un permis de travail. Quoi qu’il en soit, des 200 000 emplois espérés, seulement 37 000 furent créés, dont une large part résulte d’une simple régularisation de postes informels (Doraï & Piraud-Fournet, 2018). Comme le démontreront nos résultats, les caractéristiques régionales et nationales exposées ci-haut sont pertinentes pour comprendre l’importance relative de divers types de capitaux une fois arrivé.e dans un premier pays d’accueil.
L’ENTRÉE DANS L’EXIL
La « migration forcée », bien que par définition involontaire pour les personnes qui y sont contraintes, entraîne malgré tout un important processus décisionnel et implique d’importantes disparités d’accès à l’exil (Lubkemann, 2008). Alors que ce n’est pas le cas pour plusieurs déplacés internes en Syrie, les familles rencontrées dans le cadre de cette étude avaient toutes en commun la possibilité initiale d’entreprendre une migration vers un premier pays d’accueil. Si l’on s’intéresse aux éléments qui ont conditionné le départ des différentes familles rencontrées dans le cadre de cette enquête, on constate d’emblée l’existence de logiques et de rythmes distinctifs suivant leur accès différencié à divers types de capitaux. Pour les familles plus pauvres, qui habitaient souvent en milieu rural et qui avaient des revenus moyens ou faibles associés à des emplois plus précaires, les départs ont été principalement conditionnés par la faiblesse du capital économique. Le travail se faisant de plus en plus rare au sein des lieux touchés par le conflit, plusieurs chefs de famille ont dû partir travailler seuls au Liban :
Les prix ont commencé à augmenter, il n’y avait pas de travail et donc peu d’argent pour une famille avec deux enfants… je n’ai pas travaillé de novembre 2011 à avril 2012, c’était une période difficile pour moi. J’ai décidé de partir au Liban le 8 avril 2012.
[F5] .
Le départ des autres membres de la famille avait lieu lorsque la situation dans leur village ou leur ville devenait intenable, que les possibilités de déplacements internes en Syrie étaient épuisées ou encore pour éviter les passages fréquents et risqués à la frontière :
Les problèmes ont commencé à Raqqa seulement un an après le début des événements, mais nous sommes partis avant que ça n’éclate. La situation était calme, mais chaque fois que je venais en visite, je ne me sentais pas en sécurité sur la route vers Raqqa… je savais que si on se faisait prendre sur la route on n’en revenait jamais… donc j’ai dit à ma famille et mes parents de venir s’installer au Liban au début de 2012, avant que la guerre ne commence à Raqqa.
[F4] .
Pour les familles qui disposaient d’un capital économique plus élevé, souvent installées dans les principaux centres urbains et dotées d’un capital culturel institutionnalisé (une scolarité plus avancée), l’épuisement des options de déplacements internes ou l’arrivée d’un événement important et souvent traumatique a provoqué le départ. Il pouvait s’agir de blessures, de menaces, d’emprisonnement, de décès, de situation de santé précaire, ou d’intensification des frappes armées :
Un jour, l'armée syrienne est venue chercher mon mari pour le mettre en prison. Il y est resté et a subi de mauvais traitements pendant quatre jours, puis ils se sont aperçus que ce n’était pas la bonne personne… — Après être sorti de prison, j’ai appris que la sécurité aérienne me cherchait, donc j’ai décidé de quitter vers la Turquie, la situation était insupportable — moi je ne pensais jamais quitter la Syrie, mais après avoir perdu mon fils, puis avec l’emprisonnement de mon mari… même une fois ils ont voulu prendre mon autre fils aveugle… j’ai eu très peur pour mes enfants et aussi de perdre mon mari, c’était de l’injustice… pour cela j’ai décidé de quitter mon pays.
[F15].
Pour l’ensemble de ces familles qui ont été contraintes de quitter la Syrie, le choix du pays d’asile a notamment été influencé par sa facilité d’accès — le positionnement géographique des différentes familles en Syrie, en fonction des blocages routiers, étant primordial dans la prise de décision — ainsi que par la présence sur place d’un réseau d’accointance (capital social) (Doraï & Piraud-Fournet, 2018):
On a choisi la Turquie, car c’était proche d’Alep et aussi mes beaux-parents étaient là-bas. Le Liban était loin et la route moins sécuritaire, il fallait passer par l’armée syrienne.
[F7]
Je ne suis pas allé au Liban, même si c’est plus proche, parce qu’on ne connaît personne là-bas. En Jordanie il y avait ma fille et son mari.
[F14] .
L’existence et les capacités réelles du capital social dans le pays d’accueil sont observables de manière transversale dans plusieurs aspects de l’expérience d’asile, qu’il soit question, par exemple, de l’accès au logement ou au marché du travail ou encore d’accès au système de parrainage ou à un soutien financier. L’ensemble des familles disposait d’un certain capital social dans le premier pays d’asile. La différence s’exprime cependant au niveau du soutien réel fourni par ce dernier. Pour les familles plus précaires, un faible capital social signifiait un réseau incapable de pallier le manque de ressources lors de l’installation, qu’il ait été question d’hébergement temporaire ou encore de prêts monétaires pour accéder à un logement décent :
Je savais que le frère de ma femme était au Liban, mais je savais aussi que personne ne s’entraidait là-bas… Quand je suis passé le voir, il était en colocation, c’était impossible de rester avec lui. Je lui ai demandé si je pouvais lui laisser ma valise et mes affaires le temps que je trouve autre chose… Je me suis retrouvé à la rue. J’ai dormi dehors pendant environ 4 ou 5 jours. Je n’avais nulle part où aller…
[F18] .
On constate d’emblée que pour les familles plus pauvres, peu scolarisées et qui avaient un faible capital social, les conditions de logement dans les pays d’accueil étaient beaucoup plus précaires, les familles étant soit confinées en camp ou dans des logements réduits, souvent insalubres et peu sécuritaires :
Au Liban on habitait toute la famille dans une chambre qu’on payait 250 USD par mois… la chambre était en très mauvaise condition, il y avait beaucoup d’humidité, même il y avait des rats à côté de l’immeuble et les enfants dormaient dans la cuisine… Parfois je me disais qu’on aurait mieux fait de rester en Syrie malgré la guerre avec toutes ces conditions de pauvreté et de saleté.
[F16] .
En revanche, l’existence d’un capital économique ou d’un capital social en mesure d’apporter du support a joué un rôle déterminant pour les familles. Les ressources de ces réseaux ont notamment permis d’accéder à un logement convenable, souvent après une période de cohabitation qui permettait la recherche d’une habitation moins précaire : « On a habité à Zarka pour un an, on louait une maison, car on avait 6000 dinars jordaniens en réserve. » [F12].
… puis on est allés s’installer à Marsin, où mes beaux-parents habitaient… les 10 premiers jours, on a habité chez mes beaux-parents, puis on a déménagé dans une petite maison.
[F7] .
Bien que l’influence de la structure globale des capitaux détenus par les différentes familles soit observable dans les exemples précédents de manière transversale en Turquie, au Liban et en Jordanie, l’accès à certains types de capitaux, et la capacité de les convertir lorsque nécessaire, démontrent l’importance de situer notre analyse à l’intersection du profil socioéconomique des individus et des structures nationales d’accueil.
EXIL ET CONTEXTE D’ASILE
Les contextes nationaux et les politiques nationales ont également eu des impacts importants sur le rôle joué par les différents types de capitaux. Par exemple, dans le contexte jordanien, où les procédures d’enregistrements obligeaient un passage par le camp Zaatari, seules les personnes qui disposaient d’un réseau familial jordanien, qui pouvait jouer le rôle de parrain, ont été autorisées à quitter les camps, une chance inouïe pour tenter d’améliorer leurs conditions de vie :
On s’est installés au camp Zaatari pour un an et demi. Ils nous ont donné une tente pour la famille. C’était une vie difficile, les conditions étaient mauvaises, particulièrement l’hiver quand il pleuvait… on a même vécu une inondation… parfois je me disais que j’aurais préféré rester en Syrie avec la guerre plutôt que de vivre là-bas… en juillet 2014 on a fait la connaissance d’un des proches de la famille de mon mari qui habitait en Jordanie depuis longtemps. Il est venu nous visiter au camp avec plusieurs voitures et il est devenu notre parrain. C’est grâce à lui qu’on a pu sortir du camp, même sans le demander, on ne l’avait jamais rencontré avant c’était un geste très gentil de sa part, comme un cadeau pour nous.
[F12] .
Ainsi, chez les familles exilées en Jordanie, la présence de famille proche ou éloignée a été déterminante pour leur installation en ville, et ce faisant, pour leur accès au logement et au marché du travail. Néanmoins, certaines familles sont parvenues à pallier l’absence de réseau grâce à leurs ressources financières, de manière à contourner le système de parrainage. Ce cas de figure constitue un bon exemple de conversion de capitaux, cette fois-ci d’un capital économique vers un capital social :
Quand on est arrivés, on nous a amenés au camp de réfugiés Zaatari à côté de Zarka. Nous sommes restés seulement un jour. On était obligés de passer par le camp pour qu’ils enregistrent nos noms et comme on était entrés illégalement en Jordanie, on a dû payer de l’argent pour pouvoir sortir du camp… il y avait beaucoup de monde, beaucoup de tentes, de mauvaises conditions… ce n’était pas une vie normale là-bas. On a payé des Jordaniens au camp pour pouvoir partir illégalement, je n’ai pas attendu d’avoir un parrain parce que ça prend du temps. C’est le mari de ma fille qui nous a aidés à sortir, il nous attendait à l’extérieur du camp.
[F14] .
Pour les populations exilées, l’accès au marché du travail est, entre autres, conditionné par les politiques nationales régissant le droit d’asile. Malgré la précarité et l’exploitation documentées dans les trois pays (Janmyr, 2016), des distinctions sont apparentes dans les récits d’exil quant à la possibilité de trouver de l’emploi et aux conditions de travail associées. Au Liban on remarque d’emblée qu’en dépit d’une exploitation abusive, l’offre de travail demeurait abondante pour la main-d’œuvre syrienne bon marché :
J’étais toujours au travail, même parfois je travaillais de 7 heures à midi, puis de 16 heures à minuit.
[F4]
Parfois, ils ne nous donnaient pas tout le salaire, même au bas prix ! Au lieu d’avoir 20 USD par jour, ils me donnaient 10 USD. Mais je ne disais rien, j’endurais.
[F1] .
En Jordanie, au contraire, l’entrée sur le marché du travail était beaucoup plus restrictive, et lorsque accessible, très abusive :
Puis j’ai commencé à chercher du travail, mais je n’avais pas le droit de travailler. Les Syriens n’avaient pas le droit au travail parce qu’il y a beaucoup de chômeurs jordaniens.
[F14]
Mon mari et mes enfants travaillaient à peu près gratuitement, ils ne gagnaient pas beaucoup, leur salaire était beaucoup moins élevé parce qu’ils étaient syriens. S’ils demandaient leur salaire, ils se faisaient dire qu’ils insultaient le roi et on les menaçait de les déporter en Syrie.
[F12] .
En Turquie, l’accès à l’emploi dans le secteur informel était facile, et les conditions de travail, même si mauvaises, étaient pour certains plus favorables que dans les pays voisins :
Après avoir quitté l’hôpital, j’ai trouvé un autre travail qui rapportait environ 1000 lires par mois. C’était un travail de nuit, mais je me suis dit que c’était peut-être mieux de travailler la nuit. C’était une petite usine textile qui n’avait que quatre machines. Comme c’est un bon métier, avec beaucoup d'emplois dans le domaine et un bon salaire, j’ai décidé de l’apprendre et d’apprendre aussi le turc. J’avais apporté un livre et des CD qui enseignent le turc, les mêmes que je vendais aux étudiants de l’université d’Alep qui voulaient apprendre le turc.
[F8] .
En dépit des contextes nationaux, le fait de détenir un capital économique substantiel a permis aux mieux nantis d’éviter l’exploitation et la précarité au travail :
Avant de quitter la Syrie, j’ai vendu une terre et mon bureau et certaines autres choses. Je suis arrivé à Antioche avec 7 millions de livres syriennes. Tout a été dépensé pendant notre séjour en Turquie, car je ne trouvais pas de travail. Même mes fils ont cherché du travail, mais n’ont rien trouvé. Mon fils Mohamad, vers la fin du séjour, a pu travailler à Istanbul comme forgeron pour 1000 LT par mois, ça nous a beaucoup aidés. Mais un jour il nous a envoyé une photo de ses yeux qui commençaient à rougir, les conditions de travail étaient trop difficiles, donc je lui ai dit de revenir à la maison.
[F15] .
Enfin, plusieurs autres aspects de la vie en exil ont révélé des expériences inégales en fonction de la structure globale de capitaux des différentes familles, notamment en ce qui a trait à l’accès aux soins de santé, aux besoins d’assistance et aux expériences de discrimination. Ici encore, les contextes nationaux suggèrent une stratification des expériences à l’échelle même des premiers pays d’accueil. Mentionnons par exemple que la mise en place, par certaines municipalités libanaises, de mesures fort discriminantes pour les réfugié.es syrien.nes a considérablement augmenté la précarité de certaines familles déjà fragiles. L’imposition d’un couvre-feu réservé aux réfugié.es syrien.nes a entre autres limité les possibilités d’accès au revenu étant donné la diminution des heures de travail possibles :
Ça a été trois années très mauvaises pour nous, il fallait qu’on rentre tôt à la maison, car c’était interdit de rester dehors après 20 heures. Il y avait des policiers qui nous demandaient nos papiers.
[F1] .
C’était interdit de se promener après 20 heures le soir. Une fois, l’État a tué un gars d’Idlib qui se promenait à moto le soir.
[F20]
De la même manière, l’absence de législation spécifique à l’asile qui limitait largement la distribution d’aides à l’installation, adossée aux restrictions d’accès au marché du travail ainsi qu’à l’obligation de transiter par les camps situés à la frontière nord de la Jordanie, exigeaient pour les réfugié.es syrien.nes présents sur le territoire hachémite la possession d’une large somme de capitaux pour avoir accès à des conditions d’asile décentes dans le pays :
La délégation de négociation visitait les familles pour voir si elles avaient besoin des aides. Nous n’avons pas bénéficié de ces aides […] bien qu’il y ait beaucoup de familles dans le besoin, peu d’entre elles ont pu en bénéficier.
[F14]
Puis j’ai commencé à chercher du travail, mais je n’avais pas le droit de travailler. Les Syriens n’avaient pas le droit au travail parce qu’il y a beaucoup de chômeurs jordaniens.
[F14].
À contrario, la protection temporaire offerte par le gouvernement turc, qu’il soit ici question d’accès à l’emploi, à l’éducation, aux soins de santé, aux centres urbains, ou encore, de la présence de discrimination, offrait des conditions d’asile largement plus clémentes pour plusieurs familles exilées en Turquie :
Son frère travaillait à l’usine à Istanbul et il nous a dit que c’était sécuritaire ; il pouvait se promener à tout moment de la journée et personne ne le dérangeait jamais. Il nous a dit qu’il y avait beaucoup de Syriens là-bas, et que les Turcs aiment les Syriens, ce genre de choses. Mon mari était très enthousiaste, il a demandé à son frère de lui trouver un travail comme artisan et son frère lui a dit qu’il pourrait facilement lui trouver un travail. Mon mari sait travailler dans tout, donc il était très enthousiaste à l’idée de partir. Je lui ai dit que nous devrions plutôt aller au Liban, mais il m’a dit que la Turquie était une bien meilleure option.
[F10] .
Enfin, on constate qu’en dépit d’une protection privilégiée, certaines familles exilées en Turquie, mais qui disposaient de ressources plus limitées, ont malgré tout été confrontées à un quotidien extrêmement précaire :
Tu dois travailler énormément… tu dois travailler jour et nuit pour survivre… Je travaillais dans une cuisine. Nos enfants travaillaient également. Abdo et Fouad avaient aussi des emplois. Nous étions obligés de travailler, et un seul salaire n’était pas assez pour toute la famille.
[F13] .
La mise en relation des profils socioéconomiques prémigratoires et de leur influence distincte en fonction des contextes d’asile turc, libanais et jordanien démontre la pertinence d’une analyse située à l’intersection de la classe sociale et des contextes nationaux. L’étiquette « vulnérable » qui conditionne la sélection de RPG au Canada tend à obscurcir les disparités de classes ainsi que leurs répercussions sur les parcours d’exil. Les familles que nous avons rencontrées avaient toutes en commun la possibilité initiale d’entreprendre une migration vers un premier pays d’accueil. En fonction des différents contextes d’asile, des capitaux mobilisables — de la vitesse de leur épuisement9 — et de la possibilité de conversion de ces derniers, ces familles ont connu des expériences d’exil très diverses, impliquant possiblement autant de diversité en ce qui concerne leurs besoins et leurs capacités respectives une fois arrivées au Canada.
CONCLUSION
Les parcours d’exil sont le fruit d’une pluralité de facteurs dont l’étude approfondie permet l’accès à une compréhension plus fine des phénomènes migratoires. Dans le cadre de cette étude, nous avons choisi d’aborder la classe sociale selon une perspective bourdieusienne, de manière à comprendre comment l’accès différencié à divers types de capitaux — économique, social et culturel — et la possibilité de les convertir, influencent la capacité des familles à naviguer les opportunités et les contraintes propres au champ migratoire. En définitive, nos résultats démontrent que l’appartenance à la catégorie des RPG regroupe une multitude de profils socioéconomiques associés à des expériences d’exil très diverses en fonction des différents contextes d’asile. Cette diversité mériterait d’être étudiée plus en profondeur pour en comprendre les répercussions sur les processus d’installation et d’intégration une fois arrivé.e au Canada. Cette étude démontre le faux fondement de l’homogénéité supposée des catégories de réfugié.es réinstallé.es au Canada (RPSP ; RPG). Bien que les personnes réfugié.es sélectionné.es comme RPG le sont en fonction de facteurs communs de vulnérabilité, nos résultats démontrent que ces dernières présentent des profils sociodémographiques prémigratoires distincts ; ces derniers risquant d’influencer différemment leur processus d’intégration et d’insertion, notamment leurs besoins en termes d’accompagnement et de soutien. La prise en compte de ces disparités intercatégories permettrait d’assurer un meilleur suivi personnalisé auprès des familles réfugiées, notamment de prodiguer un accompagnement adapté en fonction des besoins propres aux différents profils.
Cette étude, en participant à la complexification des dynamiques de classe à l’œuvre dans le traçage des parcours d’exil, démontre une fois de plus la pertinence analytique de la classe sociale dans l’étude des phénomènes migratoires. Néanmoins, il importe de rappeler que la classe sociale fait partie d’un ensemble de facteurs influant sur les parcours d’exil et qu’en ce sens, sa prise en compte ne devrait pas obscurcir une foule d’autres formes de différenciation sociale que sont par exemple le genre, la race, l’âge ou la religion, ou encore des contextes structurels plus larges, tels que les cadres juridiques nationaux, les contextes sociétaux ou encore l’historique migratoire propre à une région donnée.
À PROPOS DES AUTEUR.ES
Myriam Ouellet est doctorante en cotutelle au département de géographie de l’Université Laval et à l’UFR de géographie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle peut être jointe à myriam.ouellet.6@ulaval.ca.
Danièle Bélanger est professeure titulaire au département de géographie de l’Université Laval et titulaire de la chaire de recherche du Canada sur les dynamiques migratoires mondiales. Elle peut être jointe à daniele.belanger@ggr.ulaval.ca.
Abstract
Résume
Main Text
INTRODUCTION
REVUE DE LITTÉRATURE ET CADRE CONCEPTUEL
MÉTHODOLOGIE
CONDITIONS D’ASILE DANS LES PREMIERS PAYS D’ACCUEIL
L’ENTRÉE DANS L’EXIL
EXIL ET CONTEXTE D’ASILE
CONCLUSION
À PROPOS DES AUTEUR.ES