Tue, 29 Nov 2022 in Refuge: Canada's Journal on Refugees
Un geste d’hospitalité aux demandeurs d’asile. Une analyse de la mobilisation du collectif « Bridges not Borders – Créons des ponts »
Résume
Cet article s’intéresse à la mobilisation d’un collectif de citoyens, Bridges not Borders – Créons des ponts (BnotB), qui s’est porté à la défense des demandeurs d’asile qui ont traversé de façon irrégulière la frontière canado-américaine au chemin Roxham (Québec) depuis 2017. Le cas de BnotB contribue à la littérature sur les frontières en y apportant une perspective qui s’intéresse aux dynamiques et mobilisations citoyennes venant en aide aux personnes vulnérables le long de passages frontaliers. À partir d’une analyse documentaire et d’entretiens semi-dirigés, nous présentons une action « par le bas », menée par des citoyens et citoyennes mobilisés par les enjeux migratoires, que nous définissons par le geste de l’hospitalité.
Abstract
This article focuses on the mobilization of a collective created by citizens, Bridges not Borders (BnotB), that has been working to defend the asylum seekers that cross the Canada-U.S. border “irregularly” since 2017. The case of BnotB contributes to the literature on borders by bringing a perspective interested in the dynamics and mobilizations of citizens coming to the help of vulnerable persons across border crossings. Based on content analyses and semi-structured interviews, this case study allows us to present a “bottom up” form of action, led by citizens mobilized by migration issues, which we define under the gesture of hospitality.
Main Text
INTRODUCTION
En 2015 et 2016, l’accueil de plus de 40 000 réfugiés syriens mobilise le Canada (, 2020). Un élan de compassion, de solidarité et d’ouverture s’empare de la population canadienne, très favorable à l’accueil des réfugiés syriens sélectionnés par le gouvernement fédéral ou parrainés par des organismes privés et des individus. Cette vaste opération s’inscrit dans une narration nationale légitimée par des expériences du passé réussies, notamment l’accueil des réfugiés vietnamiens à la fin des années 1970 (Alboim, 2016). En 2017, l’arrivée de migrants en situation irrégulière à la frontière canado-américaine crée un dilemme pour les autorités fédérales. Le pays a toujours accueilli des demandeurs d’asile sur son territoire à des points d’entrée terrestres et maritimes, notamment les aéroports et les postes frontaliers. Toutefois, vu sa situation géographique favorable, il a historiquement maîtrisé les flux migratoires à ses frontières (Mountz, 2011). Le thème de la migration dite « irrégulière » va faire irruption dans le débat public canadien. L’arrivée plus soudaine de migrants à des points d’entrée irréguliers – plus de 20 000 en 2017 (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC],2021) – va susciter des réactions de la part des autorités gouvernementales et de l’opinion publique. Le chemin Roxham, petite route située dans la région de la Montérégie au sud de Montréal, le long d’une frontière parsemée de forêts et de terres agricoles, va devenir le lieu d’une intense activité politique et médiatique (Bourgeon, D’aragon-Giguère, & Vallet, 2017). Autour de cette frontière va se développer une narration surtout sécuritaire visant à protéger la souveraineté canadienne d’un afflux de migrants irréguliers.
Cet article s’intéresse à mieux cerner les actions d’un groupe de citoyens qui s’est porté à la défense des demandeurs d’asile à la frontière canado-américaine. Fondé en 2017, le collectif Bridges not Borders (BnotB) a mis en évidence la situation de ces personnes en situation de vulnérabilité et les politiques restrictives à l’égard des demandeurs d’asile.
Constitué d’une quinzaine de membres actifs, la plupart habitant la localité de Hemmingford (village tout proche du chemin Roxham), BnotB a développé trois axes principaux d’action, soit le partage de l’information sur les enjeux des réfugiés, le lobbying auprès des instances politiques au niveau fédéral, provincial et municipal, et le soutien des réfugiés à la frontière. Toutefois, nous abordons trois aspects plus restreints de ces axes d’intervention, que nous désignons comme : la solidarité à la frontière, la surveillance des pratiques frontalières et la sensibilisation politique et communautaire à l’enjeu frontalier. Nous avons choisi d’étudier le cas du collectif BnotB car il permet de mettre de l’avant une expérience de la frontière comparable à celle de d’autres types de mobilisations citoyennes dans des contextes frontaliers (Agier, 2016; Observatoire des migrations dans les Alpes-Maritimes, 2020). Depuis 2015, la situation migratoire mondiale provoque des mobilisations aux frontières dites « sensibles », comme Calais, Lampedusa et Lesbos (G & Brugère, 2017). Au-delà des expressions plus militantes de groupes opposés à la dérive sécuritaire du régime migratoire et favorables à l’abolition des frontières, il est apparu dans des espaces multiples, des organismes et des citoyens mobilisés pour venir en aide aux migrants (V, C, S, & H, 2018). Notre étude de BnotB contribue à souligner ce que certaines mobilisations citoyennes révèlent sur les façons dont des citoyen.nes peuvent penser et agir par rapport à la frontière. Elle permet de présenter une action « par le bas », menée par des citoyen.nes mobilisés par la question migrante, engagement que nous allons qualifier comme un geste d’hospitalité (Agier, 2018; Boudou, 2021). Nous mettons de l’avant que le contexte de la « crise migratoire » actuelle et la dégradation des politiques nationales envers les migrants ont donné à l’hospitalité un nouveau sens qui désigne et articule une dynamique moins institutionnalisée de solidarité et d’accueil des personnes immigrantes aux passages des frontières.
SUR LA LIGNE DE LA FRONTIÈRE
Une vaste littérature existe au sujet de la frontière et mobilise de nombreux champs des sciences sociales. Des travaux s’intéressent aux mécanismes de restriction aux frontières, policières et administratives (Tyler & Marciniak, 2013). Ces dernières années, l’option de sécurité est mise de l’avant pour contenir les flux migratoires : zones de contrôle, murs, militarisation et camps deviennent des outils au service des États (dell’Agnese & Amilhat-Szari, 2015). Dans le contexte de la mondialisation, des approches économiques libérales mettent l’accent sur la circulation, les flux transfrontaliers, la fluidité, le passage de marchandises, de biens et de personnes « désirables » (Hirst, Thompson, & Bromley, 2009). Des analyses sociologiques et politiques étudient les enjeux de la migration par rapport aux questions de la souveraineté et de la nation qui placent l’étranger dans un rapport particulier, soit d’inclusion ou d’exclusion. La frontière devient un marqueur complexe de l’appartenance (, 2019; Balibar, 2018). Enfin des études s’intéressent à la géographie de la mobilité : les frontières sont extensibles, souples, épaisses ou fines. Elles s’aventurent dans le territoire pour s’assurer de contrôler les déplacements; elles sont déplacées à l’extérieur de l’État-nation pour freiner les migrants dans leur projet de « monter vers le Nord ». Elles sont devenues des paysages, des borderscapes (dell’Agnese & Amilhat-Szari, 2015).
Notre analyse de BnotB s’intéresse aux dynamiques et aux histoires humaines en présence le long de la frontière, à ce que l’Observatoire des migrations dans les Alpes-Maritimes, en France, appelle un « manège de la frontière » :
La frontière n’est pas seulement le lieu de l’affrontement entre police et personnes en migration, mais aussi un lieu de savoirs professionnels variés, ou le terrain d’action de multiples logiques professionnelles, du domaine sécuritaires jusqu’aux champs intellectuel et artistique en passant par le secteur humanitaire .
Ce que la frontière dévoile c’est un ensemble de protagonistes qui se croisent et luttent pour des raisons différentes.18 Dans le cas de la frontière entre l’Italie et la France, mais comme sur beaucoup d’autres frontières, celle par exemple entre le Mexique et les États-Unis ou celle de la Méditerranée entre l’Afrique du nord et l’Europe, la frontière se dresse devant les « indésirables » réfugiés et demandeurs d’asile mais demeure un corridor plus fluide pour les personnes « désirables », immigrants économiques, touristes et résidents (Cuttitta, 2015; Nicolosi, 2017). L’action du collectif BnotB rejoint cette vision de la frontière, plus proche des dynamiques de solidarité et d’entraide aux migrants que des actions militantes et activistes de groupes qui contestent le système migratoire (, 2018; Ataç, Rygiel, & Stierl, 2016; L., 2012). Ce qui rapproche BnotB de multiples initiatives citoyennes ce sont les gestes ordinaires de personnes préoccupées par le sort de ces personnes vulnérables et prêtes à venir en aide pour améliorer les conditions de vie de ces individus dans des contextes bien spécifiques (Bouagga, 2018; Goudreau, 2019). On y voit des actions individuelles de personnes engagées dans leur milieu de vie.
MÉTHODOLOGIE
L’étude du collectif Bridges not Borders présente une lecture particulière de la frontière. Pour y arriver, de nombreuses sources documentaires ont été considérées : le site web et la page Facebook du collectif, les interventions dans l’espace public, la couverture médiatique des actions menées par le collectif. Nous avons aussi effectué, via Zoom, des entretiens semi-structurés avec trois fondatrices du collectif qui permettent de clarifier et valider plusieurs informations sur le processus de la formation du groupe. Notre analyse s’est focalisée sur un corpus en particulier, soit 108 billets de blogs publiés par le collectif du 16 novembre 2017 au 8 mars 2020, moment où le collectif a dû cesser ces visites à la frontière au chemin Roxham suite à la fermeture des frontières en raison de la pandémie du Covid-19. Ces billets se veulent des observations réalistes des visites que des bénévoles du groupe effectuent au chemin Roxham. Ces visites permettent de se situer à la frontière et de mettre en relief la réalité du passage de la frontière. Publiés sur le site du collectif, les billets ont pour but de démystifier les traversées autant pour la population locale que pour les réfugiés eux-mêmes. On les considère comme une sorte de compte rendu des visites à la frontière, qui peut servir de source d’information pour les personnes cherchant à savoir plus sur la réalité des traversées. Ils ont été collectés, lus et analysés en portant une attention particulière à ce qu’ils révèlent sur le travail du groupe et sur les réalités à la frontière. Des extraits serviront à développer notre réflexion autour des deux premiers axes d’intervention du groupe.
Notre analyse de BnotB permet de démontrer le contraste entre la frontière imaginée, celle présentée par les grands médias, et la frontière vécue, plus proche des considérations humaines caractérisées par l’émotion et la symbolique du moment fort du passage de la frontière. La première section présente une brève mise en contexte de la frontière canado-américaine ainsi qu’une lecture médiatique qui permet de relever les éléments principaux narratifs entourant la frontière canado-américaine durant la période de 2017 à 2018. La deuxième section analyse le collectif BnotB et comment la nature de ses actions permet de mettre en évidence une lecture de la frontière différente de celle plus souvent présentée. La troisième section éclaire le cas de BnotB à partir d’une littérature foisonnante autour du terme de l’hospitalité comme thème central de l’expérience migratoire. Finalement, la conclusion revient sur l’importance de faire place à une autre narration de la migration et des frontières.
CONTEXTE : LA FRONTIÈRE CANADO-AMÉRICAINE
La frontière que le Canada partage avec les États-Unis est la plus longue au monde, s’étalant sur plus de 8 880 km (Statistique Canada, 2012). Malgré sa porosité, elle a fait l’objet de relativement peu de controverses dans les dernières décennies (Bourgeon et al., 2017). Toutefois, à l’été 2017, cette frontière deviendra l’objet de réactions au sein de l’opinion publique qui perçoit l’intégrité (supposée) de cette frontière comme fragilisée, voir menacée par les arrivées irrégulières de migrants. Une lecture alarmiste et sensationnaliste de ces chiffres sera présentée dans les médias, avec le déploiement d’un vocabulaire parlant d’« afflux » (D, 2017) ou encore de « vague » (Lecavalier, 2017).
Plusieurs facteurs vont contribuer à augmenter de manière significative le nombre de personnes déplacées cherchant à partir des États-Unis pour rejoindre le Canada. L’élection de Donald Trump en novembre 2016, avec son discours et ses politiques largement hostiles à l’immigration, y est pour beaucoup (Paquet & Schertzer, 2020). Par exemple, en juin 2017, le gouvernement américain renouvelle pour six mois seulement le programme de « Temporary Protected Status (TPS) » (Jordan, 2017). Ce programme, mis en place en 2010 suite au séisme qu’avait subi Haïti, offrait clémence aux ressortissants haïtiens déjà présents en sol américain. En novembre 2017, le programme est finalement aboli. Ses bénéficiaires se retrouvent donc menacés d’expulsion s’ils ne quittent pas le pays d’ici 2019. Haïti sera le premier pays de citoyenneté des demandeurs d’asile arrivant au Canada en 2017 (Statistique Canada, 2019). Parmi les autres pays d’origine très représentés on trouve le Nigeria et la Colombie (UNCHR,2018). De son côté, le Canada présente un discours qui se veut plus accueillant, illustré entre autres par un tweet du premier ministre, Justin Trudeau, déclarant « À ceux qui fuient la persécution, la terreur et la guerre, sachez que le Canada vous accueillira, indépendamment de votre foi » (, ), faisant suite au décret présidentiel du 27 janvier 2017 de Donald Trump, qui bannissait l’arrivée de ressortissants de plusieurs pays musulmans. De façon assez soudaine ce ton va changer. Par la voix de plusieurs ministres du gouvernement Trudeau dépêchés aux États-Unis, le Canada informe qu’il n’est pas une terre d’accueil pour tout le monde et que le processus d’admission est sélectif (Belkhodja & Xhardez, 2020).
C’est par le chemin Roxham, près du village Québécois de Saint-Bernard-de-Lacolle, que traverseront la grande majorité des migrants (consulter Figure 1). Cet endroit offre l’un des passages les plus accessibles le long de la frontière (consulter Figure 2). En dehors de ce chemin tracé, il n’y a que des grandes forêts et des terres agricoles. Une grande partie de l’augmentation des demandes d’asile s’explique par des arrivées dites « irrégulières », c’est-à-dire des migrants qui viennent franchir la frontière canado-américaine à pied entre deux postes frontaliers officiels. En 2017, la Gendarmerie royale du Canada (GRC), le service de police fédérale responsable des interceptions à la frontière, en effectuera 20 593. Ce chiffre baissera légèrement en 2018 avec 19 419 interceptions (IRCC,2021).
Cette manière de se présenter à la frontière, entre deux postes frontaliers officiels, s’explique par l’application entre le Canada et les États-Unis de l’Entente sur les tiers pays sûrs17 (Bourgeon et al., 2017). Entrée en vigueur en 2004, elle a pour but de limiter le phénomène du « venue-shopping » en restreignant les déplacements de réfugiés entre les deux pays. L’accord prévoit que toute personne cherchant à demander l’asile au Canada en passant par les États-Unis, sauf pour quelques exceptions limitées, sera refoulée, le pays étant considéré comme « sûr ». Il existe toutefois une clause particulière dans cette entente : s’il est prévu que toute demande présentée à un poste frontalier sera refusée, l’entente ne s’applique pas aux « personnes qui sont entrées au Canada entre les points d’entrée » (Sécurité publique Canada, 2020). En d’autres termes, si une personne parvient à traverser la frontière autrement qu’en passant par un poste frontalier officiel, elle sera en mesure de déposer une demande d’asile. De ce fait, beaucoup des réfugiés cherchant à rejoindre le Canada depuis les États-Unis n’ont d’autre option que de traverser la frontière hors des points de contrôle réguliers.
L’utilisation de ce passage dit « irrégulier » va faire l’objet d’une intense couverture médiatique au Québec (consulter Figure 3).
Nous avons analysé 689 articles de journaux, s’échelonnant sur la période de janvier 2017 à août 2018 et publiés par les principaux quotidiens québécois, soit Le Devoir, La Presse, le Journal de Montréal et The Montreal Gazette. Il s’agit de textes de nouvelles, d’éditoriaux et de textes d’opinions (chroniques). Les articles ont été récoltés à l’aide de mots clés sur la base de données Eureka, classifiés, puis lus afin d’en identifier les grandes lignes. Cela nous a permis de cartographier les principaux acteurs gravitant autour de cette frontière, mais également les principaux thèmes du discours hégémonique entourant cet enjeu socio-politique. Nous avons mobilisé une méthode inductive afin d’identifier les événements centraux et les termes les plus utilisées, pour ensuite écrire une synthèse des tendances discursives les plus marquées pour chaque publication.
Le nombre d’articles augmente considérablement en août 2017, lorsque que les traversées atteignent un sommet mensuel de 5 530 nouveaux arrivants. Le Journal de Montréal se démarque des autres quotidiens par le nombre d’articles consacrés aux événements à la frontière.
Cette analyse médiatique sommaire nous permet de dégager quelques grandes tendances du portrait dressé par les médias conventionnels. Premièrement, la légitimité de la frontière est très rarement questionnée. La nécessité de son existence est généralement prise pour acquise, tandis que la légitimité des demandeurs d’asile est rarement reconnue. Ainsi, on perçoit la frontière comme un objet politique, tangible et intégral à l’idée même de la nation. Par exemple, on rapporte des mesures au niveau fédéral qui cherchent à « assurer l'intégrité des frontières canadiennes » (Bellavance & Pélloquin, 2017), sans toutefois expliquer ce que cela peut vouloir dire exactement.
Deuxièmement, la frontière est présentée comme un outil de contrôle et de protection. Le discours exprimant cette vision tend à simplifier les enjeux frontaliers et surestimer la capacité de la frontière à jouer ce rôle protecteur. Par exemple, on note les avertissements d’acteurs politiques selon lesquels la frontière risque de devenir une « passoire » face à un « afflux hors contrôle » de « migrants illégaux » et qui soulignent les risques que cela poserait à la société québécoise (Lecavalier, 2017). On critique la lenteur de la réponse politique, qu’on accuse de pas écouter la volonté de la « majorité des Québécois » qui souhaiterait « voir refouler cette masse de migrants à la frontière » (Parent, 2017). On se concentre largement sur son rôle théorique, tout en négligeant les contradictions et les limites inhérentes à ces attentes vu la réalité physique des frontières.
Finalement, on se concentre surtout sur les conséquences que l’arrivée des demandeurs d’asile peuvent avoir sur la société d’accueil. En ce sens, les médias rapportent plusieurs événement clés qui vont créer une certaine anxiété collective. L’ouverture du Stade olympique à Montréal comme refuge aux migrants le 2 août 2017 (Garnier & Dumont, 2017) et l’arrivée de l’armée canadienne le 9 août 2017 près de la frontière (Payen, 2017) pour aider à la construction d’installations d’accueil seront largement couvertes. On utilise des termes comme « afflux massif » et on met largement l’emphase sur les coûts associés à cet accueil et le poids que cela représente pour le Québec. Les articles sur ces événements font particulièrement référence à la peur de l’envahissement et à la perte de contrôle du système. Ces événements et la forte couverture qui les entoure mettent l’emphase sur la capacité d’accueil, considérant le scénario éventuel d’un « trop-plein » d’arrivants au Québec. Ces inquiétudes révèlent le contraste dressé entre la frontière « normale », implicitement perçue comme « imperméable », et celle d’aujourd’hui, perçue comme menacée ou défaillante.
En somme, la couverture médiatique de la frontière contribue à tisser une trame narrative où l’État demeure l’acteur central au cœur de la gestion de cette frontière fragilisée, et où la question de la sécurité est une préoccupation majeure. Or, il apparaît que ce discours tend à négliger d’importantes dynamiques qui façonnent également notre relation à la frontière. Afin de mieux saisir cet aspect, et éclairer certains angles morts du discours médiatique, nous nous intéressons à la mobilisation du collectif Bridges not Borders, et ce qu’une action citoyenne permet de relever d’une situation vécue à cette frontière.
LE COLLECTIF BRIDGES NOT BORDERS
Afficher sa solidarité et se mobiliser pour les migrants, réfugiés et demandeurs d’asile sont devenus des actions communes à de nombreuses situations frontalières : « L’engagement est motivé par une indignation très ponctuelle et locale, par la situation des migrants » (Poinsot, 2018, p. 41). Fondé en 2017, Bridges not Borders se mobilise pour les personnes migrantes qui traversent la frontière canado-américaine au chemin Roxham. Sur la page d’accueil, on peut lire cet extrait :
Bridges Not Borders est un regroupement de personnes vivant à Hemmingford et les environs, près de Roxham Road, en bordure de la frontière canado-américaine. C’est un lieu de passage 'irrégulier' utilisé par des personnes en provenance des USA, désirant obtenir le statut de réfugié au Canada. Nous sommes préoccupés par leur bien-être et nous voulons attirer l'attention sur les difficultés qu'ils rencontrent pour entrer au Canada.
(http://www.bridgesnotborders.ca, About Us)
Le noyau fondateur de BnotB est constitué de personnes engagées dans leur communauté, soit Hemmingford, Havelock, Sherrington et Saint-Bernard-de-Lacolle, localités rurales dans la région de la Montérégie. Ces résidents ont déjà participé à des mobilisations autour de plusieurs enjeux, tels que la lutte contre les pluies acides au courant des années 1980, le refus de l’agriculture industrielle, la présence de porcheries dans la région, etc. Ces actions s’inscrivent dans les particularités d’une culture régionale façonnée par plusieurs éléments, soit un peuplement fondé sur des vagues migratoires, un développement rural, un tissu communautaire anglophone, un activisme local et une tradition d’entraide et de solidarité entre les membres de la communauté (Kesteman, 2006).
Le besoin de se mobiliser et de venir en aide aux migrants est au cœur de la formation de BnotB. En mars 2017, une première rencontre d’information est organisée à Hemmingford par l’Église Unie (United Church). On y retrouve des résidents de la région, mais également des organisations venues de Montréal, tels Solidarité sans frontières, Action Réfugiés Montréal et Amnistie internationale Canada. Comme le souligne une membre fondatrice, cette rencontre va permettre de poser les bases du collectif et proposer des initiatives locales: « Out of that came an opportunity for a whole bunch of us to spend some time at the border during the summer of 2017, just giving out muffins, juice and sanitary pads and that sort of things to people who were crossing in large numbers » (Neigh, 2019). Ce projet s’est développé suite à une demande d’assistance de l’Agence des services frontaliers du Canada du poste de Lacolle pour fournir de la nourriture au poste frontalier. Le 1 juillet 2017, une manifestation organisée à la frontière par les groupes d’extrême droite, La Meute et Storm Alliance (Agence QMI, 2017), mobilise plusieurs membres du collectif qui considèrent nécessaire de s’organiser et d’offrir un message accueillant devant une hostilité croissante à l’égard des migrants. L’impact de cette présence sur le groupe est direct, comme l’indique une membre du groupe: « It was clear, because the far-right had a second demonstration in September of that year, that we couldn’t allow them to take up all the oxygen of the media and to be the only voice » (Entrevue 1, 20 janvier 2021). Ce besoin de venir en aide aux migrants se veut l’expression d’une communauté soudée et engagée :
Dans le dernier bulletin, je vous parlais de Sue Heller et du «Woolgathering» qu'elle organise depuis 25 ans. La ferme de Sue est située sur le chemin Roxham, à l'angle de James Fisher. Ce coin de notre pays a par ailleurs beaucoup fait parler de lui depuis le début de l'année (2017) à cause des milliers de demandeurs d'asile qui y traversent illégalement la frontière. Inévitablement cette situation est pénible pour les riverains de ce cul-de-sac qui, autrefois si calme, s'est transformé en véritable autoroute pour autobus et véhicules des services policiers et frontaliers. Nuit et jour, ils sont importunés. Par contre, quand on en parle à Sue, elle répond tout bonnement : « Pourquoi je me plaindrais? J'ai tout et ils n'ont rien. »
Devant l’arrivée de migrants à la frontière, « faire quelque chose » revient souvent dans le discours comme une raison pouvant expliquer la mise sur pied de BnotB. En d’autres termes, les membres sont mobilisés par un besoin d’agir. Selon l’une des fondatrices du groupe, la situation à la frontière semble importuner certains résidents: elle entend des propos désobligeants à l’endroit des personnes qui traversent la frontière (Ravensbergen, 2018). Les membres du groupe se préoccupent de ce qui se passe dans leur milieu de vie et réagissent aux enjeux plus globaux qui s’entremêlent dans cette réalité locale. Une bénévole du groupe explique cet intérêt ainsi: « It just seemed to me the right thing to do and very important, because attacks on asylum seekers and migrants are definitely part of the international picture of the rise of authoritarianism and far-right ideology » (Entrevue 1, 20 janvier 2021). En novembre 2017, une seconde rencontre va permettre de préciser des axes d’action et de former des comités. La description d’une des fondatrices résume bien l’esprit de communauté qui se dégage de cette rencontre et la tradition locale dans laquelle elle s’inscrit :
We had a meeting in December, and it was a typical Hemmingford approach. I made a pot of lentil soup, and invited people to come, and talk about if we wanted to make this a little more organized. And the closer we got to the date, the more lentil soup I realized I needed to make. And finally the evening of, I was worrying about not having enough lentil soup for everyone! And I thought, isn’t that a great thing to worry about, right? Because so many people seemed to be coming. People came, people brought food! There was a potluck, like, it was so Hemmingford.
(Entrevue 3, 22 janvier 2021).
Suite à cette rencontre, et au fur et à mesure des actions entreprises, le collectif va développer ses différentes interventions. Ici, nous nous concentrons sur trois aspects du travail entreprit, soit la solidarité avec les réfugiés qui traversent la frontière, la surveillance des pratiques frontalières et la diffusion d’informations aux concitoyens sur les questions entourant les réfugiés.
SOLIDARITÉ À LA FRONTIÈRE
Le premier aspect des actions du collectif sur lequel nous nous penchons est celui des gestes de solidarité à la frontière. Cette initiative d’une grande simplicité offre un soutien aux réfugiés lors du passage de la frontière. La présentation qui en est faite dans les billets de blog révèle bien le sens et l’importance du moment de la traversée.
À partir du mois de novembre 2017, une fois par semaine, le dimanche après-midi, le collectif traverse la frontière pour se situer du côté américain. Les bénévoles passent au poste frontalier de Saint-Bernard de Lacolle pour rejoindre le chemin Roxham près du village de Champlain dans l’état de New York et y passer quelques heures. Cette activité rejoint le travail d’un autre collectif américain, Plattsburgh Cares, qui se présente à la frontière durant la semaine.19 L’objectif premier de cette initiative est simple : il s’agit d’être là pour ceux et celles qui vont traverser de façon irrégulière, de les accompagner. Une membre du groupe explique le choix de cette approche en soulignant « There’s a lot going on for these people at that moment in time, so we just wanted to be a friendly, welcoming presence » (Entrevue 1, 20 janvier 2021).
Le collectif publie des descriptions de ces passages avec l’intention de faire le récit d’un trajet. En les lisant, nous retrouvons des passages fort réalistes et émouvants qui montrent une fragilité et une assignation de l’étranger par les agents à la personne qui traverse la frontière de façon irrégulière. On comprend bien que ce migrant n’est pas le bienvenu : il est assigné à une place de « voyou » (Derrida & Dufourmantelle, 1997) ou d’un « corps étranger » (Balibar, 2018). BnotB souhaite au contraire apporter un témoignage de l’humanité de ce parcours et du moment du passage. C’est l’idée de rendre visible les aspects de l’étranger moins montrés, de le saisir dans sa fragilité et sa précarité et de le présenter comme un être humain qui agit dans un lieu particulier. Passer la frontière est un long processus. Le migrant arrive au bout d’un chemin. Son voyage a été éprouvant et il débarque le jour et parfois en pleine nuit par bus dans une station-service à Plattsburgh dans l’état de New York. Il poursuit ensuite son périple vers le nord dans un taxi ou un minibus. Il écoute ce que lui dit un chauffeur de taxi, comment procéder à la frontière, ce qu’il faut dire et ne pas dire à l’autorité policière.13 Dans les billets, on découvre ces traversées comme un moment plein d’humanité, texturé par les émotions vives et profondes ressenties par les réfugiés qui arrivent à Roxham.
Certaines personnes, inquiètes ou mal informées, hésitent à passer tandis que d’autres se déplacent avec confiance pour répondre aux questions des agents de la GRC. En présentant et décrivant ces moments, le groupe humanise ces personnes (Bailey & Harindranath, 2005).
A total of eight people crossed over into Canada. The first was a Nigerian woman in her 50's who had been living for some time in the US. She was very stressed and in tears as she prepared to cross and very appreciative of some warm things.
March 4th, 2018
She remained frozen in place for several more minutes and turned to us again. We repeated our encouragement and she finally and very tentatively took those few steps over the border. We felt so badly that she had to go through what feels like a kind of game, but for her was clearly a terrifying step to take on her own.
January 26, 2020
We speak first with a single woman in her 30's from the Democratic Republic of Congo. She holds the hands of the volunteer. Her smile is beautiful and sad as she shares how hard it is in her country. She is afraid of to cross into Canada and be arrested and yet brave at the same time.
October 14, 2018.
Ce portrait peint par les bénévoles de BnotB contraste avec le narratif très présent dans plusieurs médias selon lequel ces personnes choisissent ce passage non par contrainte, mais bien avec l’intention délibérée de « contourner les règles ». Les blogs présentent une réalité plus nuancée des traversées, qui sont souvent semées de doutes, d’hésitation et de peur. Certaines personnes rencontrées expliquent aussi que la traversée relève aussi moins d’un choix que d’une nécessité.
He was very polite with the police officer, replying 'yes sir' and when he was told it was his choice whether to cross or not he replied in accented English: ''I have no choice. I need protection."
October 6, 2019.
En plus d’assurer une présence, le groupe offre régulièrement des petits cadeaux (verres d’eau, mitaines et tuques, etc.) aux réfugiés selon leurs besoins. Il donne également un support moral significatif pour aider les réfugiés qui doivent souvent traverser seuls, ce qui demeure un moment assez éprouvant et intimidant. Plusieurs billets postés en ligne racontent l’aide apportée par les bénévoles à plusieurs migrants qui, une fois à la frontière, sont incertains de la marche à suivre ou trop apeurés par la réalité et la grandeur du moment. Raconter cette réalité offre aussi une vision plus complète des différentes formes que peuvent prendre ces traversées, qui sont parfois le résultat de mauvaise information et très souvent entourées d’incertitudes.
She carried only a small backpack and was happy to take mittens and a hat. When we let her know she would be arrested she became terrified and started to cry. We were able to reassure her she would not be hurt and that this was temporary.
November 4, 2018
One spoke English and the other French and they were overjoyed with the hats and mitts we offered. They insisted on hugging all of us.
December 30, 2018
The young man from Yemen was made to wait in front of the door to the RCMP building for a few minutes. I waved at him and wished him good luck. He waved back and put his hand on his heart. Our presence at the border, even if minimal and brief for the people who cross, does make a difference.
September 16, 2019.
Ces textes font référence à des gestes simples, mais dotés d’une forte portée symbolique. Le groupe cherche non seulement à être présent auprès de ces personnes et assurer leur bien-être; il souhaite également leur offrir, avec générosité et douceur, des moments d’humanité. On perçoit cet effet dans les réactions décrites de plusieurs arrivants parfois figés devant la présence policière ou devant les petits gestes du groupe. Toutefois, le travail du groupe ne se limite pas à la scène de la frontière. Des pique-niques seront aussi organisés afin d’inviter des demandeurs d’asile ayant traversé à Roxham à revenir à Hemmingford afin de rencontrer la communauté (Entrevue 3, 22 Janvier 2021). Ces moments permettront encore une fois d’humaniser et donc d’encourager l’ouverture et l’écoute de la communauté envers ces personnes. Au-delà de ce soutien direct, par sa présence à la frontière le groupe vise à améliorer les conditions du contexte dans lequel les demandeurs d’asile arrivent au chemin Roxham. Ces gestes de solidarité à la frontière constituent un premier geste important vers une reconstruction de la frontière qui fait contrepoids au tissu narratif habituel, en humanisant et soutenant les réfugiés qui s’y présentent.
OBSERVER ET INFLUENCER L’ÉTAT
Par sa présence physique à la frontière, le groupe développe également une expertise qui lui permet d’exercer une certaine surveillance à la frontière, qui consiste à observer les comportements des officiers de la GRC responsables de l’accueil des réfugiés. En ce sens, le collectif pose des gestes de « sousveillance » (Gill, Conlon, Tyler, & Oeppen, 2013; Trucco, 2021). Alors que les acteurs étatiques de la frontière (les agents de la GRC) viennent surveiller et contrôler les réfugiés, les bénévoles de BnotB occupent inversement un certain rôle de surveillance de l’État en observant et prenant note du comportement des agents envers les réfugiés. Ils assurent une présence citoyenne et un témoignage qui sert à garder l’État redevable de ses gestes. Il ne s’agit donc pas de questionner ou de confronter le rôle des agents, mais plutôt d’assurer un respect des règles et minimaliser les risques ou la souffrance vécue par les réfugiés. Cette forme d’activisme existe en complément du travail de groupes plus militants (qui misent sur une confrontation avec l’ordre politique) et invite un questionnement et un examen plus attentif des pratiques étatiques entourant le contrôle des frontières (Gill et al., 2013).
L’exemple le plus éclairant de ce travail se trouve dans la manière dont le collectif agit auprès de la GRC afin d’assurer et clarifier le respect d’un certain protocole d’accueil de la part des agents. Plusieurs billets du blog soulignent que certains agents tentent de dissuader les réfugiés de passer en leur affirmant qu’il serait préférable pour eux de passer par le poste frontalier de Lacolle (ce qui est faux, pour les raisons expliquées plus haut). Certains se font même insistants ou agressifs. Or, ces propos, tels qu’expliqués par le groupe dans un billet, vont à l’encontre du protocole que les agents de la GRC doivent suivre lors de ces interceptions. Normalement, les agents doivent se limiter à avertir qu’il est illégal de traverser à Roxham, que si la personne souhaite traverser à un point d’entré régulier elle doit se rendre à Lacolle, et que si elle traverse elle sera mise en état d’arrestation.
The RCMP officer repeatedly (4-5 times) told her to go to the official border crossing at Lacolle and questioned her extensively about where she came from how she knew about Roxham road, why she was crossing at Roxham etc.
December 10, 2017
The taxi driver (who we have often seen at Roxham) said that he had observed this sort of behavior a lot he said 'They (the RCMP) are being rude to these people. They won't let them cross, that they are going to get deported back to their country....and they are telling families that. It's getting worse again.'
March 18, 2018.
Suite à ces observations, le groupe aura des rencontres avec la GRC. Pour soulever le manque de constance, le groupe fera une présentation afin de partager ses observations du comportement de plusieurs agents. Ces efforts ne se font pas dans le but de confronter la GRC et son rôle, mais bien d’assurer et maximiser le bien-être des nouveaux arrivants. Comme l’explique une membre, « We just felt they needed to be treated as well as they possible could » (Entrevue 2, 21 Janvier 2021). La GRC fera preuve d’une certaine appréciation du travail effectué par le groupe. Comme le souligne l’une des membres, l’organisation semble recevoir ces informations « as a kind of informal quality control » (Entrevue 2, 21 janvier 2021) et promettra notamment une meilleure formation des gardes pour le travail particulier que la frontière requiert. Ces rencontres porteront fruit. Comme l’affirme une membre, « They did start doing some training and in general the quality of the behaviour improved a lot over time » (Entrevue 2, 21 Janvier 2021).
Il ne s’agit donc pas seulement d’observer, mais aussi d’appliquer des actions concrètes. En ce sens, le groupe adopte également une stratégie particulière à l’échelle locale et communautaire qui contribue à faciliter l’acceptation, la compréhension et même l’accueil des nouveaux arrivants. On offre donc non seulement un contrepoids au narratif collectif, mais aussi, d’une certaine façon, à l’État lui-même en parvenant à assurer un certain contrôle ou surveillance de ses agents et de leurs comportements.
SENSIBILISER LE PUBLIC LOCAL ET DÉBOULONNER LES MYTHES
Le troisième aspect du travail du groupe que nous analysons est celui de sensibilisation. Le groupe adopte différentes stratégies afin de mieux informer la population locale aux réalités vécues par les demandeurs d’asile et de déconstruire l’idée que la traversée de la frontière est illégale. La sensibilisation se fait à travers une présence médiatique régulière à l’échelle locale, mais aussi à l’aide des billets du blog, qui deviennent des sources d’information sur les différents pays d’origine des demandeurs d’asile, les politiques d’immigration en place, et le contexte de la migration internationale.
La sensibilisation s’effectue aussi à travers des gestes communs du quotidien qui se veulent une réponse à l’apathie, voire à l’hostilité, de la population locale à l’endroit des migrants. Une membre nous explique comment le collectif a procédé : au lieu de confronter la population locale, notamment les élus de la municipalité, il est préférable de participer à des activités du quotidien, par exemple, lors d’un retrait au guichet automatique à la banque. On aborde amicalement pour expliquer la situation à la frontière. On souligne également les difficultés d’un effort plus organisé, car les personnes mobilisées sont généralement celles déjà favorables à la cause des demandeurs d’asile.
Ces efforts s’inscrivent aussi dans un contexte plus global qui se caractérise par l’émergence de discours extrémistes et de mobilisations de l’extrême-droite, mais également de militants et activistes de la gauche. Le groupe cherche à se démarquer de ses deux camps dans ses façons de faire. Il ne s’agit pas nécessairement de dépolitiser les actions posées, mais plutôt d’agir d’une façon moins conflictuelle que certains autres groupes. Devant des groupes d’extrême-droite nativistes qui font acte de présence dans la communauté à quelques reprises, la stratégie du groupe est de demeurer ouvert au dialogue lorsque possible. Ainsi, lors d’une manifestation par ces groupes, BnotB organisera un « tea party » sur la même route. Le but est donc d’offrir un contrepoids, mais tout en douceur, en présentant une autre narration de la migration basée sur l’ouverture, l’acceptation et l’échange.
Si le justificatif offert par l’État quant aux bienfaits de l’immigration tend à reposer largement sur des considérations économiques, la vision proposée par le collectif présente des idées plus humanistes et sociales sur le rôle que le migrant joue dans la société d’accueil. Il y a très peu de considération qui est donnée par le groupe à la question de si la société d’accueil a « besoin » ou non de ces personnes. On remplace ce discours utilitariste pour se concentrer sur le respect et la reconnaissance des droits de ces personnes et sur les motivations ou les contextes expliquant leurs décisions de venir au Canada.
Ces trois axes d’intervention constituent les activités principales de BnotB. Bien que distincts, ces « secteurs » d’intervention se complémentent et valorisent des formes d’engagement et de soutien différentes aux migrants. C’est à partir d’une lecture du terme de l’hospitalité que nous situons les actions du collectif dans une compréhension différente de la migration et de la frontière. Cette lecture, plus nuancée et humaniste, place les migrants au centre des préoccupations et des actions de ces citoyens mobilisés.
L’HOSPITALITÉ COMME TERRAIN DE RENCONTRE AVEC LES EXILÉS
Afin de mieux cerner le rôle de BnotB au chemin Roxham, nous introduisons le thème de l’hospitalité qui, depuis la « crise migratoire de 2015 », est très présent dans le champ des études migratoires et la couverture médiatique : « Dans ce déferlement d’hostilité, de murs et de dispositifs de contrôle, il s’est pourtant passé quelque chose ces dernières années qui a pour nom ‘hospitalité’ » (Brugère & G, 2018, p. 51). Nous nous intéressons à une forme de l’hospitalité, celle qui permet de réfléchir à des situations où des personnes sont confrontées à la réalité migratoire et à la manière dont certaines personnes se mobilisent pour venir en aide aux migrants (Merikoski, 2021). L’hospitalité mise de l’avant par BnotB se distingue des pratiques plus intentionnalisées et conventionnelles des politiques d’accueil et d’établissement des personnes réfugiées, ce qui nous apparaît comme un aspect peu étudié au Canada en comparaison aux enquêtes menées en Europe, qui mettent de l’avant des pratiques locales, associatives et communales (Agier,2018, p. 140).
L’hospitalité a une signification ancienne et classique, soit celle d’un devoir éthique envers un visiteur dans un monde inhospitalier et d’une relation entre celui qui arrive et celui qui accueille (Derrida & Dufourmantelle, 1997). Dans l’acte d’être hospitalier, il y a une dimension éthique et morale dans le sens où des organisations et des individus se sentent investis d’un devoir de venir en aide aux plus démunis. On y voit un geste inconditionnel qui rejoint un devoir du croyant à venir en aide au démuni. Dans l’étude des mobilisations citoyennes récentes envers les migrants, plusieurs travaux soulignent qu’il est nécessaire de se détacher de cette vision abstraite et d'adopter une posture plus pragmatique et dynamique de la solidarité et de l’hospitalité envers des populations vulnérables (Boudou, 2021; Trucco, 2021). Il s’agit de faire avec l’étranger une jonction/un rapprochement entre les citoyens et les migrants, d’une inclusion dans la communauté qui vise à considérer la relation entre l’étranger et l’hôte (Millet, 2019). L’hospitalité se présente par des gestes du quotidien, de simples actions d’individus marqués par le besoin de faire quelque chose qui sort de leur vie ordinaire et du cadre plus conventionnel de l’accueil des migrants (Chamoiseau, 2017). Comment lire un geste peu visible qui s’inscrit dans la vie de tous les jours de personnes mobilisées par ce que Isabelle Coutant appelle des engagements individuels aux résonnances intimes (Coutant, 2018)?15 Dans cette façon de penser, l’hospitalité, c’est la logique d’une affirmation de ce que Brugère et Le Blanc qualifient de « presque rien » : « Être hospitalier, c’est créer un milieu de vie dans lequel le « presque rien » redevient possible » (2019, p. 199). Dans sa manière de venir en aide aux migrants à la frontière, BnotB pose un geste du « presque rien » qui vise à rendre visible et réel le passage de la frontière qui contraste avec une approche gouvernementale qui cherche à mettre en scène le migrant comme un acteur « indésirable » et dangereux (Genova, 2017).
Dans le geste de l’hospitalité il y a « l’événement qui marque tout le monde » (Krafft, 2021) qui déclenche un élan de compassion, par exemple, lors de la « crise des réfugiés syriens » avec la photo du jeune garçon Alan Kurdi échoué sur une plage turque le 2 septembre 2015. Cette image tragique mène à une réaction gouvernementale en Allemagne et au Canada et de la part de nombreuses associations de la société civile, mais des citoyens aussi, qui se sentent appelés par cette tragédie humanitaire (Belkhodja & Xhardez, 2020). Dans le cas de la mobilisation de BnotB, c’est la situation à la frontière canado-américaine qui suscite de l’inquiétude, notamment des histoires de traversées risquées par grand froid durant l’hiver 2017 à Emmerson au Manitoba (Grabish & Glowacki, 2017).
Notre étude de BnotB permet de montrer que l’hospitalité est également un geste à connotation politique. Trois caractéristiques nous semblent importantes à considérer à cet égard. La première, c’est que l’hospitalité répond à un déficit de politiques gouvernementales (Agier, 2018). Par sa présence le long de la frontière, l’État canadien cherche à dissuader les migrants de traverser au chemin Roxham. Il cherche à tromper la vigilance du migrant, à le piéger pour l’envoyer ailleurs. Devant cette situation, des individus pratiquent l’hospitalité pour répondre à l’inhospitalité/hostilité des gouvernements, et l’action de BnotB et des autres collectifs, va en quelque sorte au-delà des pratiques étatiques afin de dévoiler les manques d’une gestion de la politique migratoire.
La deuxième caractéristique, c’est que l’hospitalité n’est pas uniquement une expression de compassion humanitaire venant de la personne qui accueille, mais doit être vue comme un processus qui permet aux migrants et aux citoyens de dépasser la démarcation entre les migrants et la société d’accueil. Il ne s’agit pas seulement d’accueillir l’étranger, de lui fournir aide et assistance, mais de considérer la place que l’étranger doit prendre au sein de la communauté politique. On s’intéresse au dispositif qui permet au migrant de sortir de sa différence et ne pas rester dans l’invisibilité, dans une sorte de no man’s land à l’image des migrants avant et après avoir traversé la frontière. Dans ce lieu très symbolique du passage de la frontière, il y a une première apparition du migrant et un premier geste de rapprochement par une organisation citoyenne qui se trouve au même endroit. C’est de lui apporter un soutien, un réconfort, mais aussi de lui donner une appartenance. Comme le souligne plusieurs auteurs, la distinction entre l’humanitaire et le politique se brouille :
Même l’aide au franchissement de la frontière est un répertoire difficile à classer et soulève plus d’un dilemme au sein des groupes mobilisés : d’un côté, elle réduit l’action à un soutien individualisé, partiel et discret, renonçant à exiger des institutions une réponse collective et généralisée, mais de l’autre elle va dans le sens de l’autodétermination et de la subjectivité politique des personnes migrantes en actualisant le droit de mouvement, et donne de la chair à l’idéal radical d’un monde sans frontières.
Observatoire des migrations dans les Alpes-Maritimes , 2020, p. 130).
Enfin, le geste de l’hospitalité dévoile des pratiques citoyennes qui se distinguent des politiques institutionnelles et administratives de l’accueil (Cusset & Cusset, 2019). En suivant la réflexion de plusieurs chercheurs et observateurs, l’hospitalité pratiquée par des collectifs citoyens devient une « intervention démocratique », c’est-à-dire une activité qui amène à se questionner sur des enjeux de la société et à mettre de l’avant une autre forme de mobilisation orientée vers le principe du commun (Balibar, 2022; Louis, 2021; Tassin, 2017). Selon le philosophe Étienne Tassin : « La migration change quelque peu les formes et le sens du militantisme. Il ne s’agit pas tant de la concevoir sous la forme solidariste et assistancielle, mais de déployer des formes inventives de copartage ou de co-édification de mondes significatifs soustraits par leurs combats aux logiques intéressées du capitalisme » (Tassin, 2018, p. 194–195). Tassin développait son propos à partir de la philosophie politique, principalement à partir de l’œuvre de Hannah Arendt, mais aussi sur le terrain dans son intervention avec la réalité migrante, notamment dans la « Jungle » de Calais (Tassin, 2018). Par cette forme d’intervention, la frontière devient un lieu où peut se construire une nouvelle relation entre les individus. Il faut la voir tel un horizon démocratique qui se caractérise par une impulsion démocratique qui se fait dans une forme d’agissement et de rencontre (Louis, 2021). Selon cette perspective, l’acte politique de l’hospitalité doit se dégager d’une politique préfabriquée, des politiques publiques étatiques et d’une gestion sécuritaire de la question migratoire qui assigne le migrant à une place. Il est plutôt nécessaire de valoriser une politique du monde commun, un univers social où l’appartenance se déclare par le fait d’habiter un territoire et non par le titre de la citoyenneté. Cette vision sensible et poétique d’appartenir à un monde commun anime cette pensée de l’hospitalité qui se retrouve dans la mobilisation de divers groupes impliqués dans la réalité migrante aux frontières (Trucco, 2021).
CONCLUSION
Notre étude du collectif Bridges not Borders a permis de développer un autre regard de la migration et de la frontière. Par des actions ancrées dans des idéaux de solidarité, d’engagement communautaire et de justice sociale, ce groupe de citoyens s’est mobilisé pour la cause des migrants. Par le geste d’hospitalité à la frontière, le collectif envoie un message clair et chargé : il est là pour ces individus qui ont besoin d’être accompagnés et reconnus dans leur passage de la frontière.
Cette histoire particulière de la frontière nous montre une caractéristique importante d’une mobilisation citoyenne à la fois centrée sur comment répondre à ce que peuvent vivre des individus en situation de vulnérabilité qui passent à un moment bien précis dans leur localité, mais aussi l’engagement de citoyens d’une localité qui défendent une autre vision d’un monde commun plus juste et humain. L’hospitalité n’est pas seulement un acte de charité, mais une affirmation politique et sociale qui s’inscrit dans cette action pour les migrants.
Dans le contexte de la pandémie du Covid-19, la décision à la fin du mois de mars 2020 de fermer le point de passage au chemin Roxham, pour des « raisons sanitaires », a modifié les activités du collectif. Les membres se sont surtout préoccupés du sort des personnes refoulées qui se trouvent sous la menace des autorités américaines (Coletta, 2020). Le groupe a également développé des collaborations avec d’autres groupes en vue de partager et développer son expérience. Voulant être prêt lorsque la frontière ouvrira à nouveau dans un contexte politique incertain, le collectif entend toujours poser le geste de l’hospitalité en tant que pratique d’accueil et de reconnaissance des personnes migrantes qui traversent la frontière au chemin Roxham. Le 21 novembre 2021, le passage est réouvert et les arrivées augmentent à nouveau. Cette situation sera fort médiatisée avec la sortie du gouvernement provincial demandant aux autorités fédérales la fermeture du chemin Roxham (M-A., 2022). Ce que notre recherche démontre est l’importance de l’hospitalité comme réponse à ces moments où le discours se durcit. L’hospitalité peut assurer une présence solidaire à la frontière et, ultimement, un accueil plus humain pour les arrivants.
À PROPOS DES AUTEUR.ES
Chedly Belkhodja est professeur titulaire à l’École des affaires publiques et communautaires à l’Université Concordia. Il peut être rejoint à chedly.belkhodja@concordia.ca.
Cassendre Gratton est une étudiante de de maîtrise en science politique, à l'Université Concordia. Elle peut être rejoint à cassandre.gratton@mail.concordia.ca.
Résume
Abstract
Main Text
INTRODUCTION
SUR LA LIGNE DE LA FRONTIÈRE
MÉTHODOLOGIE
CONTEXTE : LA FRONTIÈRE CANADO-AMÉRICAINE
LE COLLECTIF BRIDGES NOT BORDERS
SOLIDARITÉ À LA FRONTIÈRE
OBSERVER ET INFLUENCER L’ÉTAT
SENSIBILISER LE PUBLIC LOCAL ET DÉBOULONNER LES MYTHES
L’HOSPITALITÉ COMME TERRAIN DE RENCONTRE AVEC LES EXILÉS
CONCLUSION
À PROPOS DES AUTEUR.ES